AVOIR ou ETRE ? Gérard Fonouni
La crise actuelle n’est pas seulement financière, économique et sociale, elle est aussi systémique. Si la finance en a été le détonateur, notre modèle économique régulé par la cupidité, a quant à lui répandu la poudrière. La course effrénée aux profits spéculatifs conjuguée à une dette excessive, nous ont fait croire à un bonheur économique garanti par l’augmentation du P.I.B. Or cette croissance qui détermine le niveau de l’emploi, conditionnant ainsi notre niveau de vie et de protection sociale, est en berne aujourd’hui. Aussi son retour est-il tant espéré en cette période d’austérité. Elle permet à chaque acteur économique d’avoir davantage et donc de pouvoir satisfaire ses besoins selon l’adage : « c’est en ayant plus que l’on vit mieux ».
La crise actuelle est la conséquence de cette croyance aveugle à laquelle nous adhérons tous. Or, nous voilà plongés dans la crise la plus grave d’après guerre, où « l’avoir plus » est devenu une illusion. Et pourtant, malgré la gravité de la récession, l’idée d’avoir plus influence et guide toujours nos comportements égoïstes. La crise sonnera-t-elle le glas de l’accumulation de richesses devenue désormais la finalité de l’économie ? Sera-t-elle à l’origine d’un changement de nos comportements et d’une meilleure répartition des richesses indispensable au retour de la prospérité ?
Il existe deux façons de faire progresser la croissance.
La première consiste à produire plus avec la même quantité de travail au moindre coût au risque de mettre en péril le climat, d’épuiser les ressources naturelles, et de fragiliser davantage le travail. La seconde consiste à produire et à consommer autrement en préservant l’environnement naturel, en développant les services, la recherche et le développement ainsi que la qualité du travail. Créer des emplois, des richesses durables, répartir les revenus de manière plus équitable, et consommer moins mais mieux, sans croissance des quantités produites, mais par la croissance de la qualité est une solution rendue possible par le progrès technique. Produire des produits biologiques, des voitures propres, des biens durables et recyclables nécessite plus de travail, crée de nouveaux emplois et dégage davantage de pouvoir d’achat grâce à une répartition plus équitable des richesses. Alors pourquoi ne pas explorer cette voie et s’y engager ? La performance de l’économie n’est pas seulement quantitative, elle est aussi qualitative. Cet aspect de la croissance semble échapper à la logique comptable, malgré la richesse qu’il représente. Le bien-être ne se mesurerait-il pas ?
Désormais, sortir définitivement de la crise et préparer l’avenir des générations futures, implique de passer d’une économie fondée sur « l’avoir plus » à une économie fondée sur « l’être mieux ». Autrement dit, passer d’un modèle productiviste dominé par le court terme à un modèle du bien être, dans lequel l’activité économique serait basée sur la qualité des biens et sur les ressources humaines plutôt que sur la compétitivité prix. Loin de s’en désoler, ne faudrait-il pas s’en féliciter ? La finance a longtemps privilégié le premier modèle et activé les rouages d’une croissance des quantités plutôt que ceux d’une croissance de la qualité. Elle a figé pendant des décennies l’économie réelle sur le temps présent pour accroître la rentabilité financière au détriment de l’investissement. Mais cette logique financière en négligeant ainsi la rentabilité économique, la valeur ajoutée de la qualité et celle du bien être, a conduit son propre modèle économique dans un cycle dépressif. Et, en différant les investissements, elle a retardé la recherche et l’innovation capables d’amorcer cette mutation dans laquelle le paradigme « c’est en étant mieux que l’on vit mieux » trouve tout son sens. Or, aujourd’hui, dans ce contexte de crise, cette activité économique durable est plus que jamais reléguée au dernier rang des préoccupations des institutions et des acteurs économiques.
Mais au-delà des soins prodigués dans l’urgence par les multiples plans d’austérité pour faire redémarrer les moteurs de la croissance en stimulant seulement la compétitivité, il faudra en revenir à ce vieil adage « aux grands maux les grands remèdes », et comprendre qu’une crise de grande ampleur implique une vision de grande ampleur, à défaut de laquelle, les mêmes causes produiront les mêmes effets. La rigueur généralisée entraîne les États dans la spirale de la récession. Il faut profiter de la crise pour en finir avec le culte de la croissance quantitative et s’orienter vers une croissance qualitative source de bien-être grâce aux nouvelles technologies. C’est une autre vision du progrès, qu’il faut désormais mettre au service de l’économie durable où « l’être » prime sur « l’avoir ». Cette orientation nécessite de nouvelles règles de fonctionnement de notre économie. Elle suppose une révolution radicale de nos de modes de production et de consommation. Cela implique des changements substantiels dans notre manière de travailler, de répartir la valeur ajoutée et de la mesurer. C’est là que la volonté politique guidée par ses valeurs citoyennes, devrait tracer et imposer les voies de cette nouvelle forme de croissance économique au service de l’homme et de l’environnement.
Les Pouvoirs Publics sont les seuls à avoir la légitimité d’agir sur les trois rouages de l’activité économique (Production-Répartition-Consommation) pour provoquer l’accélération de ce changement structurel. L’idée qu’en vivant autrement on peut vivre mieux pourrait ainsi se concrétiser dans les actes de la vie quotidienne. L’économie n’est pas une machine qui n’obéit qu’à des règles mécaniques soumises au marché. Construire cette nouvelle économie exige un projet capable de restaurer la confiance en l’avenir en fédérant les États à un niveau supranational. Cette ambition fait aujourd’hui défaut en Europe, et pourtant la gravité de la crise offre aux États européens l’opportunité de construire ce nouveau modèle.
Face à ce qu’il faut bien appeler une révolution civilisationnelle, préfèrerons-nous encore « l’avoir plus » à « l’être mieux » ? Là est la question.
G.F.