Khaos entretien avec la réalisatrice Ana Dumitrescu

Entretien avec Ana Dumitrescu, réalisatrice du film « KHAOS »

Par Okeanos

18 juillet 2012 - 15:03

 Après quelques jours d’une canicule étouffante et paralysante avec des pointes à 42°c à l’ombre sur Athènes, OkeaNews revient au coeur de l’actualité.

L’occasion de vous proposer un entretien exclusif avec Ana Dumitrescu, réalisatrice du film « Khaos » (voir en fin d’article pour plus d’informations).

« Khaos » s’inscrit dans la même démarche qu’OkeaNews : celle d’essayer de comprendre la crise grecque et ses conséquences bien loin des clichés et des « analyses » habituelles. Cette approche de remettre l’humain au centre des débats permet un autre regard sur la crise. Un regard plus proche de la réalité avec les visages et les paroles de ceux qui subissent la crise.

Après une longue conversation de plusieurs heures avec Ana, je vous propose une partie de nos échanges concernant KHAOS, la Grèce, le journalisme et l’indépendance. Plus qu’une interview, cet échange est un partage de différents constats.

OkeaNews : Bonjour Ana et merci pour cet entretien. Peux tu nous dire comment est venue l’idée de ce film ?

Ana Dumitrescu : Bonjour Okeanews. Merci pour l’invitation. L’idée de départ de ce film était de réaliser un­e série de 26 minutes sur la crise en Europe. Cette crise je l’ai vécu personnellement en 2009 en tant que reporter car les crédits ont été coupés à cet époque A l’époque je travaillais en freelance pour plusieurs médias dont le National Geographic.

Au fur et à mesure du temps, j’ai trouvé que non seulement nous nous enfoncions dans la crise, mais que cela devenait une chose normale, voir banale. En 2011 j’ai décidé de faire un travail sur ce sujet afin de redonner la parole aux personnes concernées, qui subissent au quotidien ces mutations économiques.

A l’époque tout le monde parlait de la Grèce mais finalement, en France, personne ne savait exactement ce qui se passait là bas. J’ai donc naturellement décidé de partir afin de voir la réalité des choses. Au final j’y suis allée 3 fois sur une période de 5 mois. Et Khaos est né…

Comment s’est passé la préparation et le tournage du film ?

J’ai volontairement ignoré toutes les informations qui concernaient la Grèce. Je n’étais jamais venu en Grèce et je souhaitais la découvrir, ainsi que sa population, sans à-priori, sans idée préconçue. C’est d’ailleurs la façon de fonctionner que j’utilise pour tous mes reportages ou documentaires. Je suis dans un courant journalistique qui est dans l’immersion.

Hormis le fil conducteur avec Panagiotis, j’ai préféré construire le film autour des différentes rencontres sans rien prévoir. Bien sur, le film suit une narration et raconte une histoire mais je n’aime pas cette idée qu’un documentaire doit suivre une sorte de scénario avec une idée ou un postulat de départ. Cela oriente le réalisateur et je voulais vraiment montrer ce que pensent les grecs et comment ils vivent cette situation. C’est le travail du réalisateur de donner une forme à ces rencontres. Je me suis parfois retrouvée seule dans des villages. La discussion aux terrasses des cafés permettait de sortir du contexte du tournage et la caméra en devenait invisible. Intimiste.

Comment est financé le film ?

Il est financé sans subventions car je voulais pouvoir garder une liberté de réalisation et de mouvements, ne pas me bloquer sur des dates ou des contraintes.

Par ailleurs je pense réellement que le public est interessé par des films documentaires réactifs, permettant de faire naître le débat, le questionnement. Et pour pouvoir apporter des réponses à ce public, il y a donc une certaine forme de réactivité que doit avoir le réalisateur, qu’on trouve d’ailleurs dans le domaine du photo-reportage où on a l’habitude de partir vite avec son boitier, de travailler dans l’action tout en faisant un travail pérenne dans le temps. Car Khaos n’est pas un film d’actualité mais un instantané d’une société, d’un instant lambda.

Pourquoi ce titre, Khaos ?

Le titre n’est pas là pour faire dans le sensationnel. Il y a 3 théories qui s’appliquent, à mon sens, à la crise grecque : la théorie des dominos, l’effet papillon et la transformation du boulanger issus de la théorie du chaos. La transformation du boulanger c’est le fait d’étirer la pâte jusqu’au point limite où elle risque de se rompre, de la replier pour ensuite revenir à l’état initial de la boule.

Dans le cas de la Grèce, les mesures d’austérité et la crise sociale qui en découle font craindre ce point de rupture. L’état initial? Cela peut être un retour à la terre ou vers des valeurs différentes. Seul l’histoire pour l’instant nous le dira… Ce qui est sur c’est que le Chaos n’est pas forcément une notion négative. Le chaos peut donner naissance à des choses positives, voir même on peut trouver des choses positives au sein même du chaos.

La situation depuis les élections montre que le changement n’est pas près d’arriver. Je fais partie de ceux qui pensent que cela sera très compliqué pour le premier ministre actuel, A. Samaras, de rester en place après l’été. As-tu conscience que ton film sortira probablement au moment où le risque d’explosion sera réel ?

L’actualité grecque malheureusement reste mouvante et cela depuis un moment. Le film sort en octobre, véritable pari humain de l’équipe, afin de pouvoir apporter un regard à un moment où justement nous avons besoin d’informations. Concernant le choix d’octobre, par contre il n’est en rien lié au gouvernement grec actuel.

Quand je suis revenu en Grèce en 2010 après des années, j’ai pris une grosse claque : la crise mais aussi et surtout la redécouverte d’un peuple ouvert et attachant. Depuis, je pense et vie « Grèce » du matin au soir. Quelles ont été tes première impressions concernant la Grèce et la population grecque ?

J’ai eu un coup de coeur énorme sur la Grèce et la population grecque.  De toute ma vie, je ne me suis jamais senti aussi bien dans un pays. J’ai découvert un peuple  ouvert, vraiment, j’adore les grecs. Tout en gardant l’objectivité nécessaire pour la réalisation, j’assume la subjectivité humaniste qui m’anime.

Ce qui est certain c’est que cette population souffre. En moins de deux ans tous les repères sociaux ont disparu. Certaines personnes sont en état de choc et ne réalise pas encore la situation, pensant que tout redeviendra normal à un moment donné. C’est pour cela que vous voyez des personnes continuer à travailler sans toucher leur salaire…

Justement, je trouve que le journalisme concernant la Grèce est très inégal. Il y a eu beaucoup de fausses informations diffusées dans certains médias, notamment concernant le BankRun. J’ai vraiment le sentiment qu’une majorité de journalistes débarquent à Athènes pour décrire une situation qui est si complexe qu’ils ne peuvent pas l’expliquer sur leur temps de présence à Athènes. Qu’en penses-tu ?  

C’est évident. J’ai vu comment certains journalistes fonctionnaient et c’est clair que pour eux, la Grèce se résume à la place Syntagma et au parlement, au palais présidentiel et éventuellement à une rue proche de la place. Un des problème de cette crise, de cette guerre économique, est qu’elle n’est pas visuelle. Mais comment rendre visuel une guerre souterraine et silencieuse ? La plupart des journalistes vont là où ils peuvent voir quelque chose dans un délai imparti. Ce qui est d’ailleurs le rôle de la « news ».

C’est d’ailleurs la limite de ce type de journalisme car tout le monde finit par parler de la même chose. L’avantage du documentaire c’est la possibilité de prendre le temps nécessaire à comprendre une situation. Pour « Khaos », j’ai eu le temps de voir et d’essayer de comprendre les évènements. C’est un travail différent de l’information brute de l’instant. En somme c’est à ça que sert un film documentaire…

J’ai créé OkeaNews en partant du constat que la couverture médiatique des évènements grecs était toujours la même : orientée vers les chiffres, les banques et les préjugés qui ont inondé tous les médias. Ces mythes circulent encore aujourd’hui. Les SDF n’existaient pas avant la crise en Grèce, c’est ce qui est le plus marquant pour la population grecque alors que cela semble passer inaperçu pour les médias étrangers. Qu’en penses tu ?

C’est assez étrange, car j’ai découvert OkeaNews récemment et je me suis dit qu’avec Panagiotis, Okeanews et « Khaos », nous avons tous la même approche, en utilisant des moyens d’expression différents. Je crois que ce journalisme indépendant est plus proche d’une autre réalité des évènements et peut proposer un autre angle de vérité.

Limiter la situation grecque au non paiement des impôts, par exemple, c’est limiter la vision sur une partie infime de l’iceberg. Le cas des SDF est effectivement frappant, car c’est un point très sensible de la crise en Grèce. En France, la situation n’est pas bonne mais il semble que beaucoup de gens ne s’en aperçoivent pas encore. La majorité de la population est devenue habituée à voir la misère et des SDF car ils sont devenus une partie du paysage de la France, alors qu’en Grèce ils n’existaient pas.  »Khaos » permet de voir les vrais visages de la crise en Grèce.

Le monde est dans un phase de changement majeur et là encore nous sommes dans la théorie du chaos, vers un retour à l’état initial, ou plutôt fondamental.

Nous sommes tous dans le même bateau en train de couler. Mais dans tout ce marasme, il y a des choses positives qui en sortent, je pense à la solidarité, au troc, à une réorganisation plus locale. En Grèce, j’ai le sentiment que tout va plus vite du fait de la crise.

Effectivement, dans le film, on peut voir des paysans nous dire qu’il est difficile de planter cette année. Avant, les semences étaient achetées sur le bénéfice des récoltes, mais maintenant, il faut avancer l’argent. Et il n’y a plus d’argent. Leur situation est donc très compliquée. Les AMAP en France sont un bon exemple d’un changement de la société. La suppression des intermédiaires est quelque chose d’assez frappant en Grèce :  le producteur vend directement au consommateur. C’est un commerce plus équitable et plus local.

Sais tu ce que tu feras après « Khaos » ?

J’ai déjà des idées pour la suite. Pour le moment, nous sommes en train de finaliser la maquette et nous avons beaucoup de travail pour le mixage et le démarrage de la distribution.

En tout cas ce qui est sur c’est que ce film est une extraordianaire aventure humaine basée sur la rencontre et l’échange. On n’en sort pas indemne. Après avoir vécu ce que nous avons vécu, nous pouvons dire que nous en sommes sortis changé. Nous avons énormément appris des autres et nous espérons à notre tour que le film apporte un regard différent à tous ceux qui s’interrogent sur la Grèce.

Pour la suite, mon coup de coeur pour la Grèce me donne envie d’aller plus loin. Il y a tant de choses à dire sur la Grèce. Tant de regards qui n’ont pas encore été portés. Tant de sujets à aborder….

Merci pour cet échange. J’espère que le film rencontrera le succès qu’il mérite et j’ai comme l’impression que nous allons nous recroiser bientôt : bon courage pour la suite !


KHAOS sortira en salle le 10 octobre 2012. Ce film de 95 minutes sur les visages humains de la Grèce en crise est un projet initié  et réalisé par Ana Dumitrescu.

Tourné pendant la première moitié de 2012, le film propose  Panagiotis Grigiriou en fil conducteur de la découverte de cette Grèce des femmes et des hommes qui subissent cette crise.

Plus d’informations sur le film sur le site khaoslefilm.com. La présentation du film par sa réalisatrice :

KHAOS ou les Visages Humains de la Crise Grecque est un film documentaire de 95 minutes qui traite du vécu de la crise par l’intermédiaire de différents témoignages à travers un road movie, avec Panagiotis Grigoriou, blogueur de guerre économique et historien.

A travers ces visages vous allez découvrir une Grèce loin des clichés véhiculés, loin de l’image qu’on s’en imagine. Du marin pêcheur au tagueur politique, au rythme du jazz et du rap, sur les routes de Trikala en passant par Athènes et l’île de Kea, c’est un voyage à travers l’âme d’un pays qui vous emmène dans une réflexion sur la situation critique de la crise actuelle.