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Sapir Le retour du protectionnisme

Jacques Sapir*

Totems et Tabous,

Le retour du protectionnisme et ses adversaires

Texte publié dans Le Monde diplomatique,

Numéro de mars 2009

L’ampleur et la profondeur de la crise ont réactivé le débat sur le protectionnisme. Débat sensible si l’on en juge par la virulence des défenseurs du libre-échange, transformé en fétiche, avec une présentation des faits, qui travestit la vérité par ignorance ou dessein. Le protectionnisme apparaît comme un véritable tabou. Le refus d’identifier le libre-échange comme cause de la tourmente actuellemontre que ses partisans ont quitté l’univers de la réflexion pour entrer dans celui de la pensée magique.

Cette crise en effet a une apparence : une crise financière, issue de l’imprudence des banques et des banquiers, de l’avidité de traders irresponsables, et pour ceux qui prétendent être les plus lucides d’un manque de réglementation. Elle a une réalité, la montée rapide del’endettement et de l’insolvabilité des ménages, traduction financière de la déflation salariale c’est à dire la baisse de la part des salaires dans le partage des richesses, induite parla pression exercée par le libre-échange, que ce soit à travers les produits importés ou la possibilité de délocaliser la production.

Le libre-échange induit un double effet dépressif, direct sur les salaires, et indirect à travers la concurrence fiscale qu’il rend possible. En effet, pour préserver l’emploi les gouvernements des pays dont les producteurs sont soumis directement à la concurrence de production à bas coûts et à faible protection sociale, tentent de préserver le niveau des profits sur leur territoire (condition nécessaire pour éviter les délocalisations) en transférant les charges sociales des entreprises vers les salariés. À la pression sur les salaires vient donc s’ajouter une fiscalité plus injuste et une réduction des prestations sociales (le salaire indirect). Tout ceci contribue à peser sur le revenu de la majorité des ménages, qui ne peuvent maintenir leur niveau de consommation que par un recours croissant à l’endettement, au moment même où leurs ressources financières deviennent plus fragiles.

Au cœur de la crise, ce ne sont donc point les banques, dont les désordres ne sont ici qu’un symptôme, mais bien le libre-échange, dont les effets sont venus se combiner à ceux de la finance libéralisée.

Ampleur, formes et conséquences de la déflation salariale importée.

Aux Etats-Unis, la part de la rémunération du travail dans le revenu national est tombée à 51,6% du revenu national en 2006, son point historique le plus bas depuis 1929 contre 54,9% en 2000[i]. Pour la période 2000-2007, l’accroissement du salaire réel médian[ii] n’a été que de 0,1%, tandis que baissait le revenu du ménage médian de 0,3% par an en termes réels. La baisse a même été plus forte pour les ménages les plus pauvres. Le premier quintile a vu son revenu baisser de 0,7% par an dans la même période[iii]. Il est symptomatique qu’à partir de 2000 la progression du salaire horaire ne corresponde plus à celle des gains de productivité.

Le libre-échange pousse aussi les gouvernements à transférer le financement des prestations sociales des entreprises vers les salariés. De 2000 à 2007, le coût des assurances de santé aux Etats-Unis (+68%) ainsi que celui des frais d’éducation (+46%)[iv] ont fortement augmenté, tandis que la proportion des habitants sans couverture sociale est passée de 13,9% à 15,6%[v].MêmePaul Krugman, qui avait longtemps prétendu que « la mondialisation n’est pas coupable », a dû reconnaître que la délation salariale importée via le libre-échange a joué un rôle important dans ce processus [vi].

Il n’est donc pas étonnant dans ces conditions que l’endettement des ménages américains ait explosé. Il représentait 63% du PIB des Etats-Unis en 1998 et 100% en 2007.

Le phénomène existe également en Europe où il se combine, dans la zone Euro, à la politique de la Banque centrale européenne (BCE) qui ajoute son poids aux forces dépressives importées[vii]. Certains pays ont suivi le modèle américain, comme l’Espagne, l’Irlandeet le Royaume Uni où l’on assiste à un appauvrissement relatif et parfois absolu de la population[viii]. Dans ces pays, la déflation salariale importée s’est traduite par une explosion de l’endettement des ménages, qui a dépassé en 2007 les 100% du PIB – lequel a produit un phénomène d’insolvabilité comparable à celui qui s’est manifesté aux Etats-Unis.

Même dans des pays relativement éloignés du modèle américain, la déflation salariale est patente. L’Allemagne a réagi par une politique de délocalisation massive de la sous-traitance. On est ainsi passé, grâce à l’ouverture de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale, de la logique du Made in Germany à celle du Made by Germany. Dans le même temps, le gouvernement allemand a transféré sur les ménages (via la TVA) une partie des charges qui pesaient sur les entreprises. Cette stratégie a permis un fort excédent commercial au détriment de ses partenaires de la zone euro chez qui l’Allemagne réexporte de la déflation salariale, mais au prix d’une croissance faible en raison d’une demande intérieure déprimée en dépit d’un accroissement inquiétant de l’endettement des ménages (68% du PIB). Quant à la France, les gouvernements de ces dernières années ont tenté de réagir à la mondialisation par des politiques dites de « réformes structurelles ». Ces dernières, en allongeant la durée globale du travail et en remettant en cause les prestations sociales n’ont fait qu’entériner les effets de la déflation salariale importée. Comme le constate le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC) :«… globalement, la situation des ‘classes moyennes’ ressemble davantage à celle des bas revenus qu’à celle des hauts revenus »[ix].

La forme la plus spectaculaire de cette politique se retrouve dans les délocalisations vers des pays à bas coût salarial et faibles réglementations sociales ou écologiques. Mais le chantage à l’emploi exercé sur les travailleurs et leurs syndicats pour qu’ils renoncent à des avantages sociaux et à des hausses de salaires en constitue la forme la plus importante.

Le libre-échange participe aussi de la dégradation des conditions de travail que l’on connaît depuis une décennie. Le chantage à la délocalisation est l’un des principaux arguments utilisés par les directions d’entreprises pour remettre en cause accords et réglementations sociales antérieures. Ceci a des conséquences importantes sur la situation sanitaire des salariés, comme l’accroissement des pathologies induites par le stress au travail qui résulte de la pression venant chantage à la délocalisation[x].Si ces pathologies ont un coût médical de 3% du PIB[xi], comme l’indiquent les études épidémiologiques globales, le lien entre les logiques de la déflation salariale et la détérioration des comptes sociaux en France et dans les principaux pays européens serait bien établi. Or, c’est cette dérive (ou ce qui apparaît comme tel) des comptes sociaux qui a servi de prétexte aux différents gouvernements, et en dernier lieu celui de François Fillon, pour remettre en cause un certain nombre de droits, transférant ainsi les coûts vers les salariés.

Les « réforme structurelle » contribuent donc, directement et indirectement, à créer les conditions d’une insolvabilité de la grande majorité des ménages. Celle-ci est au centre de la crise d’endettement hypothécaire que l’on a connue aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Espagne. Mais, elle existe aussi dans d’autres pays où elle se traduit par une fragilité croissante des familles et la montée de la prégnance de la question du « pouvoir d’achat ».Même en France, où les banques furent bien plus prudentes, l’endettement des ménages, stable jusqu’en 2000, progresse alors brutalement de 34% du PIB à 47,6% en 2007. L’émergence depuis une dizaine d’année du phénomène des « travailleurs pauvres » en France comme en Allemagne est directement liée à ces politiques.

Les origines de la déflation salariale.

La déflation salariale trouve son origine dans les politiques prédatrices sur le commerce international, mises en œuvre par les pays d’Extrême-Orient depuis 1998-2000. à travers le cadre du libre-échange généralisé impulsé par l’Organisation mondiale du Commerce (OMC). Toutefois, ces politiques prédatrices sont avant tout des réactions au choc que représenta la crise financière de 1997-1999. C’est le cas de la Chine qui dû absorber, en raison de l’incurie et de l’incompétence du Fonds monétaire international (FMI), une bonne partie du choc de la crise asiatique en laissant ses voisins reconstituer des excédents commerciaux et financier à son détriment.

La Chine et ses voisins ont considéré que la répétition possible d’une telle crise imposait la constitution d’importantes réserves de change. Ces pays ont été poussés à développer des politiques prédatrices sur le commerce international. Celles-ci ont été mises en oeuvre par des dévaluations très fortes, des politiques de déflation compétitive et en limitant leur consommation intérieure. Ces politiques, à travers le libre-échange, ont induit un puissant effet de déflation salariale dans les pays développés.

Elles ont aussi été d’une redoutable efficacité, comme le montre l’énorme accumulation des réserves de change réalisée par les pays émergents d’Extrême- orient (dont 1 884 milliards de dollars pour la Chine[xii]) .

L’économie chinoise poursuit depuis trente ans un rattrapage technique rapide par rapport aux pays développés comme le montre l’indice de similitude de ses exportations avec celles de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Dans le même temps, le coût salarial, direct et indirect, n’y évolue pas. La montée en qualité de ses exportations menace à terme la totalité des emplois industriels. L’indice de similitude, qui mesure la similitude des exportations d’un pays avec celles des pays de l’OCDE, est en constante augmentation dans le cas de la Chine, mais aussi d’autres pays émergents ([xiii]). Le mythe d’une spécialisation internationale où les pays émergents se concentreraient sur des produits simples tandis que les pays développés garderaient la mainmise sur les produits sophistiqués s’effondre. L’effet de déflation salariale sur les économies développées ne peutdonc qu’aller en s’accentuant.

La déflation salariale importée s’est aussi installée dans l’Union européenne avec le processus d’élargissement. Une partie de l’effet de déflation salariale en Europe est en effet directement imputable aux stratégies des « nouveaux entrants ». Des pays comme la République Tchèque, la Slovaquie, la Roumanie mais aussi dans une moindre mesure la Hongrie et la Pologne, ont délibérément joué du dumping fiscal, de taux de change avantageux, de charges sociales réduites et des dérogations obtenues dans l’application des réglementations écologiques pour attirer des investissements de délocalisation. Compte tenu de la taille de ces pays et de leur marché, il est en effet évident que les investisseurs n’y viennent pas pour le marché intérieur mais pour s’en servir comme plate-forme de réexportation vers les pays du cœur historique de l’Union Européenne[xiv].

Les mythes du libre-échange

On pourrait alors considérer que cette déflation salariale est le prix à payer pour que d’autres pays se développent. Tel est d’ailleurs l’un des mythes propagé à l’envi les adversaires du protectionnisme : le libre-échange profite aux pays les plus pauvres. Rien n’est plus inexact.

L’impact du libre-échange mis en place par l’OMC sur les pays les plus pauvres a été sensiblement négatif. Si les premiers résultats publiés en 2003 claironnaient des gains de l’ordre de 800 milliards de dollars, chaque révision successive des modèles utilisés a conduit à un effondrement de ces estimations[xv]. Or, ces modèles sont en réalité conçus, volontairement ou non, pour maximiser les effets positifs de la libéralisation des échanges. Ils se caractérisent en effet par l’absence de prise en compte des pertes de revenus engendrées par la fin des barrières tarifaires[xvi] – lesquelles sont loin d’être négligeables. Dans ces conditions, que les résultats récents des modèles traditionnels soient de moins en moins favorables aux effets du libre-échange doit donc être compris comme une preuve majeure de la faiblesse de l’argumentation en sa faveur[xvii]. Ajoutons que la Banque Mondiale et l’OMC intègrent la Chine dans les pays dits « pauvres », ce qui est aujourd’hui très discutable. Si on la retire de l’échantillon, le résultat des effets du libre-échange sur ces pays est négatif quelle que soit la méthodologie employée.

Les pertes de revenus des travailleurs des pays développés ne vont pas vers les travailleurs des pays émergents, mais servent à enrichir encore plus une mince élite dont la richesse a littéralement explosé dans les dix dernières années. Aux Etats-Unis les 0,1% les plus riches accumulaient 7,5% du revenu national en 2005, contre 5% en 1995 et 2,9% en 1985. Le niveau de 2005 correspondait à celui de 1929 (7,6%). Les mêmes causes engendrent les mêmes effets. En effet, si dans un premier temps, les pays qui bénéficient des investissements de délocalisation voient leur croissance s’accélérer, ils scient la branche sur laquelle ils se sont assis avec l’aide des grandes entreprises européennes et américaines. Ainsi, l’appauvrissement relatif et même absolu des travailleurs des pays développés a-t-il engendré la crise actuelle, qui se traduit par une contraction brutale de la consommation, qui vient pénaliser les pays exportateurs. Au jeu du libre-échange et des délocalisations et de la déflation salariale, il n’est nul gagnant, si ce n’est ceux qui ont empoché les profits et qui ont su les placer en des lieux préservés.

Il existe cependant un second mythe, utilisé pour tenter de discréditer le protectionnisme. On affirme que les mesures de protectionnisme prises après la crise de 1929 l’avaient aggravé en provoquant un effondrement du commerce international[xviii]. En fait, les facteurs déterminants furent l’instabilité monétaire, l’accroissement des coûts de transport et la contraction de la liquidité internationale (voir encadré). Les partisans du libre-échange oublient toujours de mentionner la conversion de Keynes, qui fut au début des années 1920 un partisan résolu du libre-échange, au protectionnisme à partir de 1933[xix]. Keynes ne variera plus de cette position jusqu’à sa mort en 1946 et ses projets de réorganisation du système monétaire et commercial international ont intégré une large place donnée au protectionnisme[xx], tout en condamnant l’autarcie.

La nécessité du protectionnisme.

Des mesures protectionnistes, qui permettent de moduler les échanges avec l’extérieur, à l’encontre de l’autarcie, qui vise au repli sur soi, s’imposent donc. C’est la condition sine qua non de toute politique de revalorisation salariale permettant de resolvabiliser les ménages et d’accroître la demande. Augmenter les salaires aujourd’hui sans toucher au libre-échange est soit une hypocrisie soit une stupidité. Par ailleurs, seul le protectionnisme peut arrêter la spirale du moins-disant fiscal et du moins-disant social qui s’est instaurée aujourd’hui en Europe.

On peut certes arguer du fait que l’instauration du protectionnisme ne va pas mécaniquement modifier le comportement des entreprises. Le patronat, une fois mieux protégé de la concurrence extérieure, peut tenter de maintenir son avantage. Il aura cependant perdu l’argument qui fait sa principale force. Il est exact aujourd’hui qu’en France comme dans les principaux pays développés, du fait de la pression des productions à bas coûts, il n’est de choix qu’entre la déflation salariale (directe et indirecte à travers les transferts de charge vers les salariés) ou la délocalisation et le chômage. En retirant des mains du patronat un tel argument, on redonne aux salariés une possibilité d’imposer par leurs luttes un meilleur partage de la richesse produite. Le protectionnisme n’est pas une panacée – il n’en est aucune en économie – mais c’est une condition nécessaire sans laquelle rien n’est possible.

Le but de ce nouveau protectionnisme doit être clairement précisé. Il ne s’agit pas d’accroître encore les profits mais de préserver et d’étendre les acquis sociaux et écologiques. Il s’agit donc de pénaliser non pas tous les pays où les salaires sont bas mais les pays dont la productivité converge vers nos niveaux et qui ne mettent pas en place des politiques sociales et écologiques également convergentes. Il s’agit ici d’empêcher le commerce mondial de tirer tout le monde vers le bas.

Le cadre de l’Union européenne est imparfait pour un tel retour. Si le rétablissement d’un important tarif communautaire s’impose, il est clair que l’espace économique européen est aujourd’hui tellement hétérogène qu’il permet à des politiques de dumping fiscal, social et écologique de prospérer.

En plus du tarif communautaire, il convient donc de penser un retour aux montants compensatoires monétaires[xxi] qui ont existé dans les années 1960. Ces taxes, provisoires, viseront à compenser les écarts de taux de change, mais aussi de normes sociales et écologiques entre les pays de la zone euro et les autres membres de l’UE. Un tel changement ne se fera pas de lui-même et implique un conflit au sein de l’UE. Si la mise en place de mesures coordonnées est de loin, à terme, la meilleure solution, seule la menace de mesures unilatérales par la France peut permettre d’imposer l’ouverture du débat au sein de l’UE. Il aboutira à la mise en place de cercles concentriques au sein de l’Union permettant de respecter les différences structurelles qui existent entre les pays membres.

Les montants issus du tarif communautaire devraient être partagés entre l’alimentation d’un Fonds social européen et des aides ciblées pour les pays extérieurs s’engageant, dans le cadre d’accords à moyen terme, à relever leurs protections sociales et écologiques. Le montant des MCM devrait abonder un « Fonds de convergence sociale et écologique[xxii] » au profit des pays de l’UE qui devront progressivement réaliser cette double convergence. Il faut ici comprendre que l’alternative au protectionnisme et aux MCM est soit de voir autrui nous imposer ses choix en matière sociale et écologique soit que nous lui imposions les nôtres. Le libre-échange, c’est la mort de la démocratie.

Les échecs répétés de toutes les tentatives pour construire une « Europe Sociale », grande illusion des socialistes et écologistes, ou tout simplement pour aboutir à l’harmonisation fiscale, le montrent. Sans des mesures susceptibles de pénaliser les stratégies de dumping social, fiscal et écologique, la loi du « moins disant » s’impose. Il faut ici ajouter que la combinaison du libre-échange et de la rigidité monétaire qu’impose le fonctionnement actuel de la zone Euro rend nécessaire du point de vue des entrepreneurs l’immigration clandestine. Par définition un immigré clandestin est un travailleur (ou une travailleuse) non couvert par le droit social existant. Le recours à l’immigration clandestine devient alors l’équivalent d’une dévaluation de fait et d’un démantèlement des droits sociaux, qui permet à l’entreprise de faire face à la pression de la concurrence importée. Il est assez hypocrite, de prétendre lutter contre l’immigration clandestine en maintenant les structures économiques qui en font un choix logique pour les entrepreneurs.

Le retour au protectionnisme, quoi qu’en disent les gouvernements, devient inévitable. On le voit aux Etats-Unis. Loin d’être un facteur négatif, il pourrait permettre une reconstruction du marché intérieur sur des bases stables avec une forte amélioration de la solvabilité tant des ménages que des entreprises. C’est pourquoi il sera un élément important d’une sortie durable de la crise actuelle et doit être au plus vite un point central d’un débat public sans fétiches ni tabous.

Ignorants ou faussaires ?

Pour discréditer les thèses de leurs adversaires, les partisans du libre-échange falsifient l’histoire, en faisant croire que les mesures protectionnistes prises après la grande dépression de 1929 auraient aggravé la crise. On peut cependant facilement montrer que la chute du commerce international a d’autres causes que le protectionnisme (qu’il convient de ne pas confondre avec l’autarcie, dans le cas des mesures prises en Allemagne et en Italie à partir de 1933 et 1935).

Tout d’abord, on constate que la production intérieure des grands pays industrialisés chute plus vite que le commerce international ne se contracte. Si cette contraction avait été la cause de la dépression que les pays ont connue, on aurait du voir l’inverse. Il faut ensuite signaler que si la part des exportations de marchandises dans le PIB passe de 9,8% à 6,2% pour les grands pays industrialisés occidentaux de 1929 à 1938, elle était loin à la veille de la crise d’être à son plus haut, soit les 12,9% de 1913# P. Bairoch et R. Kozul-Wright, «Globalization Myths : Some Historical Reflections on Integration, Industrialization and Growth in the World Economy », Document de travail de la CNUCED n°113, UNCTAD/CNUCED, Genève, mars 1996.#.Enfin, la chronologie des faits ne correspond pas à la thèse qui veut que les mesures protectionnistes aient été à la base de la contraction du commerce international.

L’essentiel de la contraction du commerce se joue entre janvier 1930 et juillet 1932, soit avant la mise en place des mesures protectionnistes, voire autarciques dans certains pays, à l’exception de mesures américaines appliquées dès l’été 1930, mais aux effets très limités. En fait, ce sont les liquidités internationales qui sont la cause de la contraction du commerce. Ces liquidités s’effondrent en 1930 (-35,7%) et 1931 (- 26,7%). Or, on voit la proportion du tonnage inemployé augmenter rapidement jusqu’à la fin du 1er trimestre 1932 puis baisser et se stabiliser.

Dynamique de la contraction du commerce international

via le fret maritime

Part du tonnage maritime inemployé

30 juin 1930

8,6%

31 décembre 1930

13,5%

30 juin 1931

16,0%

31 décembre 1931

18,0%

30 juin 1932

20,8%

31 décembre 1932

18,9%

Source : données de la SDN, Bulletin Économique, 1933, Genève

Ce n’est pas étonnant car la liquidité détermine le commerce soit directement (la capacité à payer) soit indirectement (la capacité des négociants à affréter des moyens de transport).

La contraction des crédits est une cause majeure de contraction du commerce. La question de la liquidité est donc bien centrale# J. Foreman-Peck, A History of the Worlld Economy : International Economic Relations Since 1850, Harvester Wheatsheaf, New York, NY, 1995, p. 197.#. Une étude récente du NBER montre d’ailleurs que c’est l’instabilité monétaire (qui engendre la crise des liquidités internationales), mais aussi la hausse brutale des coûts de transport, qui induit la contraction du commerce durant les années 1930# A. Estevadeordal, B. Frants et A.M. Taylor, « The Rise and Fall of World Trade, 1870-1939 », NBER Working Papers Series, National Bureau of Economic Research, Working Paper 9318, Cambridge, Mass., novembre 2002.#.

La lecture des années 1930 qui met en accusation les politiques protectionnistes se trompe. Sans les mesures protectionnistes (qu’il faut distinguer des mesures autarciques de l’Allemagne et de l’Italie), les politiques de relance n’auraient pas pu être mises en place et la crise se serait approfondie. Ces mesures protectionnistes ont aussi permis à certain pays d’éviter des crises brutales de balance des paiements, qui les aurait obligés à passer à l’autarcie. Le protectionnisme est en fait une garantie contre l’autarcie car il permet de garantir la solvabilité des États et évite à ces derniers l’obligation de se replier sur eux-mêmes et d’introduire un commerce purement administré (comme on le voir dès l’hiver 1933/34 avec l’Allemagne).

Il faut ajouter que la période 1860-1913, qui est souvent appelée la « 1ère Mondialisation », ne témoigne nullement d’un lien entre croissance et libre-échange, bien au contraire# P. Bairoch, « Globalization, myths and realities : One century of external trade and foreign investment » in R. Boyer et D. Drache (edits.), States against Markets : The Limits of Globalization, Routledge, Londres, 1996.#.

Quant à prétendre que le protectionnisme aurait été la cause de la seconde Guerre Mondiale, il faut soit une profonde méconnaissance du Nazisme et du Fascisme – et il y a dans l’Allemagne Nazie une dimension pathologique spécifique # Ian Kershaw, Nazi Dictatorship : Problems and Perspectives of Interpretation, Londres, Oxford University Press, 1993.# – soit une immense mauvaise foi.